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Le Bois de Dendropogon
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7 décembre 2007

Monter Bucéphale

Je n’en finis pas de relire Alain. C’est l’un des aspects réjouissants de mon métier : faire coïncider ce que l’on enseigne avec ce qui anime la pensée (je n’en fais pourtant pas un principe, un certain nombre de doctrines étudiées ne me travaillent que le temps du cours – du moins pour le moment).

Même sur le chemin qui me mène au lycée, je cherche à méditer la force de son trait. La marche donne d’ailleurs un rythme à la réflexion : on pense bien en accord avec son corps...

Si savoir commencer est le fondement du travail du philosophe, le recommencement est le défi du professeur de philosophie.

Une nouvelle fois, j’enfourche « Bucéphale », le premier des Propos sur le bonheur, que j’étudie actuellement en classe. Et, dès le début, j’invente — au sens littéral, c’est-à-dire que je découvre des trésors cachés.

Deux exemples en ouverture : l’enfant qui pleure et le rétif Bucéphale. L’un comme l’autre seront considérés comme étant méchants, par des gens qui estiment avoir été bien gentils jusqu’à maintenant...

Apparemment, Bucéphale est un exemple qui rencontre rapidement ses limites : Alain s’en sert pour dire qu’il faut comprendre que les réactions ne viennent pas d’un caractère prédéterminé, mais simplement des humeurs, c’est-à-dire des dispositions mécaniques du corps. Bucéphale n’était pas méchant par nature, il était simplement effrayé par l’ombre de ses mouvements. Limite de l’exemple, toutefois : à la différence de l’homme, l’animal n’est, pour Alain, qu’un ensemble de dispositions physiologiques, sans correspondance psychologique. Autrement dit, la peur de Bucéphale n’est pas similaire à la peur de l’homme, elle n’est que de mouvements.

Pourtant, à bien y songer, « Bucéphale » prolonge la question que nous pose le corps : sauras-tu me monter, c’est-à-dire t’élever au-dessus de tes passions (ces sentiments éprouvés passivement) pour me comprendre ?

Pour avoir pratiqué l’équitation durant une douzaine d’années, j’ai quelques notions qui m’éclairent sur la question (le temps n’est cependant pas si essentiel : mon frère, moniteur émérite, m’a bien plus appris en vingt minutes que les multiples heures de cours accumulées en centre équestre...).

Le dressage est cette discipline qui ne vise pas la performance (comme c’est le cas pour le saut d’obstacles) mais avant tout la perfection et l’harmonie du mouvement.

Il s’agit de prédisposer son cheval à produire de la façon la plus fluide un mouvement qu’il n’aurait pas exécuté de lui-même.

Le cavalier est cet humain confronté à un double problème : non seulement il doit maîtriser sa posture et ses passions, mais il lui faut également — voire surtout — tenir compte de l’animal, c’est-à-dire de cet être vivant sur lequel il se tient et qu’il doit faire sien.

Agir sur son corps pour agir sur ses passions, c’est comme agir sur son cheval pour se porter au mieux.

En définitive, on en revient à l’assiette, cette qualité fondamentale du cavalier, chère à Montaigne : « Je ne démonte pas volontiers quand je suis à cheval, car c’est l'assiette en laquelle je me trouve le mieux, et sain et malade » (Essais, I, 48).

L’assiette est la qualité qui permet au cavalier de rester de maître de son équilibre et de son cheval en toutes circonstances : c’est par l’assiette qu’il se tient à cheval, et c’est par l’assiette qu’il tient son cheval.

Si j’ai le meilleur équilibre qui soit à cheval, je peux très légèrement jouer du poids de mon corps pour intervenir, par l’assiette, sur les mouvements de ma monture.

En revanche, si je n’ai pas d’équilibre, je serai ballotté par les mouvements de l’animal, et ces tressautements ne feront qu’augmenter l’indiscipline de mon cheval.

Ce que le cheval, corps externe au corps (et pourtant prometteur d’une harmonie rare), permet de penser, appliquons-le à notre propre corps.

C’est en montant son propre corps avec l’art du cavalier que l’on se portera au mieux.

« Porte-toi bien ! », cet antique « Vale » latin, est pour moi la bénédiction adressée à mes correspondants (à moins que je ne les embrasse, ce qui est un autre rapport au corps ;-))

« Garde-toi sain de corps et d’esprit », « monte-toi bien » (si je puis dire) : voilà l’essentiel, entièrement contenu dans la leçon qu’Alexandre, l’élève d’Aristote, rappela aux meilleurs écuyers de son temps. De même que Bucéphale n’était pas méchant par nature, on n’est pas condamné à être de mauvaise humeur, emporté par le poids des soucis quotidiens. Il suffit de se redresser en selle, relâcher certaines tensions, pour mieux agir sur ce que l’on est.

Voir son corps comme une monture, je le lis aussi chez un autre de mes guides : C.S. Lewis, qui envisage trois façons de considérer le corps. Il condamne les deux premières (haïr ou aduler son corps) pour soutenir la troisième :

« Enfin, il y a le point de vue exprimé par saint François, quand il surnomme son corps « mon frère l’âne ». (...) L’âne est une comparaison d’une parfaite justesse car personne de sensé ne peut être tenté de haïr ou de vénérer un âne. Le corps est à l’image de cet animal, à la fois utile, robuste, paresseux et obstiné, patient, aimable et agaçant, réclamant tantôt l’usage du bâton, tantôt celui de la carotte. »

C.S. Lewis, Les quatre amours, V, « Éros »
(Éditions Raphaël, 2005, p. 172)

Déjà j’entends les cavaliers frémir : monter un âne, quelle horreur !

Mais parce que tous ne maîtrisent pas les finesses de l’art équestre, réussir à manœuvrer son âne ne sera pas la moindre des entreprises.

D’ailleurs, étant donné que chacun a reçu une monture qui lui est propre, que ce soit un cheval ou un âne, c’est toujours le même défi : il s’agit de maîtriser son animal, afin qu’il n’entraîne pas l’imagination à croire que ce sont nos passions seules (c’est-à-dire notre caractère psychologique, voire notre inconscient ou encore la fatalité) qui nous déterminent.

Au moins, avoir la volonté de ne pas laisser se développer ce jeu d’exagération des passions permettra de ne pas s’emballer, ni faire d’âneries...

Enfin, si j’avais l’esprit batailleur, je dirais à Pullman, l’auteur de la Croisée des mondes (dont le film vient de sortir à l’écran) qu’il n’était pas besoin d’inventer un daemon pour chaque être humain : nous possédons déjà un animal représentatif de notre âme, ce n’est ni plus ni moins que notre corps. Mais Pullman a peut-être voulu viser trop loin, en ratant l’essentiel ;-)

Rarement un billet aura autant mérité d’entrer dans la catégorie « blog-orée »... ;-) Et pourtant, si un blog peut aussi servir à cela, ce billet m’aura amené à mettre en forme les quelques idées qui m’ont fait marcher ce matin.

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Commentaires
P
maintenant je comprends pourquoi Lulu admire autant ses frères...<br /> <br /> <br /> Et ces photos sont magnifiques, le blog aussi !
L
je remarque que ce soir, sur mon blog, je t'ai fait marcher ... le long de ma jolie route de campagne !!! :>))
L
et bien dis donc ! <br /> j'aime beaucoup ta façon de t'exprimer<br /> et tout ce que tu dis est intéressant<br /> continue de marcher !!!!!!!!
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