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Le Bois de Dendropogon
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16 décembre 2006

Gnoti seauton

Parmi les pages que je relis, voici le portrait d’Hadrien :

Hadrien

            « Quant à l’observation de moi-même, je m’y oblige, ne fût-ce que pour entrer en composition avec cet individu auprès de qui je serai jusqu’au bout forcé de vivre, mais une familiarité de près de soixante ans comporte encore bien des chances d’erreur. Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j’emploie ce que j’ai d’intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l’un une descente en soi, l’autre, une sortie hors de soi-même. Par inertie, je tends comme tout le monde à leur substituer des moyens de pure routine, une idée de ma vie partiellement modifiée par l’image que le public s’en forme, des jugements tout faits, c’est-à-dire mal faits, comme un patron tout préparé auquel un tailleur maladroit adapte laborieusement l’étoffe qui est à nous. Équipement de valeur inégale ; outils plus ou moins émoussés ; mais je n’en ai pas d’autres : c’est avec eux que je me façonne tant bien que mal une idée de ma destinée d’homme.

            Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L’existence des héros, celle qu’on nous raconte, est simple ; elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination ; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec le plus de justesse (...).

            Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d’en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient pas davantage (...).

            Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes : la masse de mes velléités, de mes désirs, de mes projets même, demeure aussi nébuleuse et aussi fuyante qu’un fantôme. Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les faits, est à peine plus distincte, et la séquence des événements aussi confuse que celle des songes (...). Tantôt ma vie m’apparaît banale au point de ne pas valoir d’être, non seulement écrite, mais même un peu longuement contemplée, nullement plus importante, même à mes propres yeux, que celle du premier venu. Tantôt, elle me semble unique, et par là même sans valeur, inutile, parce qu’impossible à réduire à l’expérience du commun des hommes. Rien ne m’explique : mes vices et mes vertus n’y suffisent absolument pas ; mon bonheur le fait davantage, mais par intervalles, sans continuité, et surtout sans acceptable cause. Mais l’esprit humain répugne à s’accepter des mains du hasard, à n’être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à rechercher les raisons d’être, les points de départ, les sources. »

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien
(Folio, 1991, p. 32-35)

C’est une lecture qui remplace avantageusement une pénible « blogorrhée » ;-)

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