La force de Damasio
Cela fait un moment que j’aimerais parler des deux romans d’Alain Damasio, qui m’ont profondément marqué.
Mais à chaque fois que je choisis un angle d’attaque, il n’est pas suffisant pour restituer la force de l’ensemble, et mon désir d’en parler est de nouveau différé.
À partir de là, il n’y a pas quinze mille solutions : soit j’attends encore dans l’espoir d’avoir le temps d’écrire un très long commentaire, soit je prends le tout sans chercher à faire de présentation satisfaisante (mais peut-il y en avoir une, en dehors de la lecture elle-même ?).
Les distinctions viendront plus tard, après les premières salves.
De très nombreux auteurs me plaisent et m’intéressent, mais Alain Damasio est au delà de ça — ou en deçà.
Dire qu’un livre a changé la vie de son lecteur est une formule éculée (d’ailleurs « formule éculée » en est une elle-même ;-)) : disons que ces deux romans m’ont rendu plus vif, à la fois physiquement et intellectuellement.
C’est la lecture de La Horde du Contrevent qui m’a poussé notamment à me mettre à courir : si je m’autorise la vanité de redire que j’ai perdu 17 kg en deux mois, il me faut surtout reconnaître que ma volonté a régulièrement eu besoin d’être portée : c’est ainsi que j’ai cherché à tenir mon rôle de 24ème hordeur, face au vent.
À plusieurs égards, La Horde du Contrevent est une lecture qui se mérite (même si je ne suis pas sûr que ce soit le terme le plus approprié) : mon réveil physique en fut à la fois le prix et la récompense, pour me confronter pleinement à la puissance qui s’en dégage.
La Zone du Dehors (qui est en fait le premier roman d’Alain Damasio) a eu sur moi au moins le même impact que 1984 de George Orwell, dont c’est un prolongement.
Un roman d’anticipation réussi ne décrit pas un monde étranger, dans un avenir lointain : pour bien anticiper, il ne faut quasiment pas le faire. Cerclon, ce régime démocratique qui incite chacun au confort et à la passivité, ce n’est plus une simple menace : on y est déjà (cette présentation donne le ton, ainsi que ce billet).
La Zone du Dehors est un appel qui doit faire sursauter, c’est-à-dire s’élever au-dessus de soi-même, au-dessus de ses habitudes, de sa torpeur. Il faut lutter en permanence contre soi, contre la tendance à admettre la répétition.
Les analyses philosophiques y sont acérées, elles tracent des lignes de force — à la suite de Nietzsche, Foucault et Deleuze qu’Alain Damasio a beaucoup lus. Mais je précise, pour ceux que la philosophie intimiderait au lieu d’attirer ;-), qu’elles font corps avec l’histoire, qu’elles animent les personnages (il ne s’agit pas de longs commentaires abstraits, qui dénatureraient le roman).
Parce que les concepts ne sont pas suffisants pour créer la chair d’un livre, la vie qui surgit de ces deux romans vient du travail impressionnant sur le texte — surtout dans La Horde.
L’inventivité (pourtant originale et variée) dont fait preuve Damasio est presque anecdotique à côté de la recherche sur le style, sur le rythme, ou encore sur le lexique. C’est ce qui fait que le texte a une réelle texture, une consistance, à l’image du vent qui est une énergie, une puissance (et non une image abstraite ou un poids immobile).
Bref, la lecture d’Alain Damasio m’a donné de la force, non pas pour en faire plus, mais pour chercher à faire toujours autrement.
Si vous décidez de découvrir cet auteur, je vous conseille de commencer par La Horde du Contrevent, et d’affronter le tourbillon des premières pages, avec résolution : c’est une entrée brutale, les présentations se font ensuite ;-)