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Le Bois de Dendropogon
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26 février 2007

Se revêtir de la dépouille du lion

Dans La Dernière Bataille, Lewis raconte les terribles conséquences du projet machiavélique du singe Shift. Celui-ci découvre une peau de lion, dont il déguise l’âne Puzzle afin de le faire passer pour le divin lion Aslan et se faire obéir du peuple de Narnia.

Or, Érasme consacre l’un de ses Adages à l’expression grecque « Vous me revêtez de la dépouille du lion » :

« Se dit d’ordinaire contre ceux qui se chargent d’une affaire au-dessus de leurs moyens et qui se comportent avec trop de magnificence pour leur condition. »

Érasme, Adages, n° 266
(Œuvres choisies, trad. J. Chomarat,
Livre de Poche, 1991, p. 352)

Cet Adage est chargé de dénoncer non seulement la prétention à se vouloir plus que ce que l’on est, mais aussi la crédulité de ceux qui se trompent sur les apparences.

Érasme cite alors le texte du Pêcheur de Lucien :

« Au pays de Cumes un âne lassé de la servitude avait brisé son licol et s’était enfui dans la forêt. Là il trouva par hasard une dépouille de lion qu’il se mit sur le corps. Et ainsi il se comportait en lion, terrifiant hommes et bêtes par sa voix et sa queue. Car les gens de Cumes ne connaissent pas le lion. Ainsi déguisé cet âne régna un certain temps de cette façon, on le prenait pour un lion monstrueux et on le redoutait. » (p. 353)

Dans le récit de Lewis, le singe a enfermé l’âne dans une cabane et ne le laisse apparaître que de loin, le soir, devant le peuple de Narnia terrifié. Le roi Tirian, qui a été fait prisonnier par les complices de Shift, découvre la scène, attaché à un arbre.

« De là où il se trouvait, Tirian ne pouvait discerner très clairement ce qu’était cette chose, mais il voyait que c’était jaune et poilu. Il n’avait jamais vu le grand lion. Il n’avait jamais vu de lion ordinaire. Il ne pouvait être sûr que ce qu’il voyait n’était pas le vrai Aslan. Il ne s’était pas attendu à ce qu’Aslan ressemblât à cette chose toute raide qui restait immobile sans rien dire. »

C.S. Lewis, La Dernière Bataille, chap. 4
(Folio Junior, 2002, p. 52)

Pourtant, pour qui se serait approché, la supercherie aurait vite été évidente.

« Ce que virent les nains, maintenant qu’ils pouvaient l’examiner de près, était certainement de nature à les pousser à se demander comment ils avaient bien pu se faire piéger. La peau de lion avait déjà été pas mal abîmée durant le long emprisonnement de Puzzle, et elle s’était déchirée pendant son trajet dans l’obscurité des bois. La plus grande partie en était tassée sur une épaule. La tête était rejetée très loin en arrière si bien que, maintenant, tout le monde pouvait voir dépasser une tête d’âne stupide, douce, à l’air ébahi. Il y avait de l’herbe qui sortait d’un coin de sa bouche, car il s’était offert une tranquille petite collation pendant qu’on l’emmenait. Et il murmurait :
            — Ce n’était pas de ma faute, je ne suis pas intelligent. Je n’ai jamais dit que je l’étais. »

C.S. Lewis, La Dernière Bataille, chap. 7
(Folio Junior, 2002, p. 85-86)

Le décalage est également souligné dans le texte d’Érasme, qui se poursuit ainsi :

« Jusqu’au jour où un étranger venu à Cumes, qui avait souvent vu et lion et âne et qui pour cette raison n’avait pas de peine à les distinguer, se rendit compte d’après les grandes oreilles et à d’autres indices que c’était un âne, il lui donna une volée de coups de bâton et le ramena à son maître qui le reconnut. Cependant, l’âne maintenant identifié faisait s’esclaffer tous les gens de Cumes qu’il avait presque fait mourir de peur un instant plus tôt quand on le prenait pour un lion. » (Ibid.)

Mais, à la différence de l’histoire traditionnelle, la version de Lewis se développe sur une double crédulité :

- d’une part, celle de l’âne, résigné au sujet de sa stupidité et qui ne cherche pas à la dépasser ;

- d’autre part, celle ces créatures de Narnia, qui tombent dans une croyance aveugle et se soumettent aux caprices du singe qui prétend parler au nom d’Aslan.

On l’a rappelé, le faux Aslan n’est pas une invention de l’âne, mais du singe.

Lewis s’est-il éloigné sur ce point de l’Adage 266 ?

En fait, l’idée du singe caché derrière l’âne affublé de la peau du lion a justement pu lui être fournie par la fin de cet Adage.

En effet, Érasme rapporte une indication à propos de Lucien :

« Lucien a un peu modifié le proverbe dans le Philopseudes, quand il dit : « Pendant si longtemps je n’ai pas remarqué que sous la dépouille d’un lion se cachait un singe ridicule ». » (Ibid., p. 354)

Lewis connaissait donc certainement cette expression grecque, mais je pense qu’il avait également en tête ce texte d’Érasme (voire ceux de Lucien), ce qui l’amena à combiner les deux images en une.

Lewis l’a explicitement précisé dans sa correspondance : Shift  représente l’Antéchrist, celui qui singe le Lion. Il était par conséquent tout désigné pour être celui qui se cache réellement derrière la dépouille du lion.

L’âne n’est que la victime de sa propre bêtise.

La consultation de plusieurs ouvrages de Lewis permettrait probablement d’approfondir ce rapprochement avec Érasme — voire d’en découvrir de nouveaux —, mais je ne les ai pas (du moins, pas encore) à ma disposition :

- English Literature in the Sixteenth Century Excluding Drama (1954)
- The Discarded Image, An Introduction to Medieval and Renaissance Literature (1964)
- Studies in Medieval and Renaissance Literature (collected by W. Hooper ; 1966)

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Commentaires
D
Fidèle au principe du professeur Tournesaules d'Hergé... ;-)
E
Sur les CCF... ou ici... ou là... ou encore ailleurs. Mais toujours vers l'Ouest ! ;-)
D
Merci Eric :-) Et où pourra-t-on lire le résultat de tes recherches sur Tolkien et More ? Sur les CCF ?<br /> <br /> Soslan : eh bien, comme cela, le champ d'investigation est plus limité ;-)<br /> D'ailleurs, ça tombe bien, c'est dans le premier que je comptais d'abord chercher.
S
N'espérez pas trop : Lewis n'évoque Erasme ni dans de Discarded Image ni dans Studies in Medieval and Renaissance Literature ainsi qu'une visite sur amazon.com ou sur Google Print vous le confirmera (possibilité de faire des recherches par mots-clé dans les ouvrages entiers).
E
Très intéressant ! :-) <br /> Et vivement que tu puisses consulter ces ouvrages car la comparaison Lewis/Erasme m'intéresse particulièrement - notamment parce que je me penche depuis un certain temps, si ce n'est un temps certain, sur les rapprochements éventuels entre Tolkien et More... ;-)
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