Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Bois de Dendropogon
Le Bois de Dendropogon
Publicité
Le Bois de Dendropogon
Derniers commentaires
Archives
Newsletter
4 février 2007

Critique et allégorie

Pas de continuité (du moins directe) dans le choix des lettres traduites : celle d’aujourd’hui porte sur la question de l’influence éventuelle entre Lewis et Tolkien.

Lewis en vient alors à préciser à son correspondant son point de vue sur le courant de la Critique Radicale, et à nuancer la dimension allégorique des Chroniques de Narnia.

Lettre à Francis Anderson, du 23 septembre 1963 [CL III, 1458-1460]

Cher M. Anderson,

Je ne pense pas que Tolkien m’ait influencé1, et je suis certain de ne pas l’avoir influencé ; c’est-à-dire que je n’ai pas influencé ce qu’il a écrit. Mes encouragements constants, à la limite de l’insistance, l’ont considérablement influencé à écrire avec ce sérieux et cette profondeur. En d’autres termes, j’ai davantage agi comme une sage-femme que comme un père. Les similitudes entre son travail et le mien sont dues, je pense, a) à notre nature — notre tempérament —, et b) aux sources communes. Nous sommes tous deux imprégnés de la mythologique nordique, des contes de fées de George MacDonald, d’Homère, de Beowulf, et du roman médiéval. Et, bien sûr, nous sommes tous deux chrétiens (lui est un catholique romain).

            [1459] Votre problème de la « Critique Radicale »2 est d’un intérêt extrême3. Les critiques de ses livres ou des miens, qu’ils soient amicaux ou hostiles, mettent constamment en avant des histoires imaginaires de leur propre cru. Je ne pense pas qu’aucune d’entre elles ait jamais fait surgir la moindre ressemblance avec l’histoire réelle (ils s’imaginent par exemple que l’Anneau mortel est un symbole de la bombe atomique, alors que ce mythe a été développé bien avant que l’on en entende parler).

Tirez-en la morale. Ces critiques qui s’occupent de nous ont tous les avantages qui manquent aux érudits modernes qui étudient l’Écriture. Ils s’occupent d’auteurs qui ont la même langue maternelle, la même éducation, et qui vivent dans le même monde socio-politique qu’eux, héritiers des mêmes traditions littéraires. Malgré cela, dès qu’ils nous expliquent comment les livres furent écrits, ils sont tous désespérément dans l’erreur ! Après cela, quelle chance a un érudit moderne de déterminer comment Isaïe ou le Quatrième Évangile — et je pourrais y ajouter Piers Plowman4 — ont vu le jour ? Je devrais parier à dix mille contre un. (Surtout quand, et je suis sûr que ce n’est pas votre cas, la plupart sont devenus des Critiques Radicaux sans avoir d’abord appris à être des critiques. Ils n’ont pas le flair des authentiques critiques pour savoir faire la différence entre le mythe, la légende et un bout de grossier reportage). J’ai le sentiment que d’ici quelques siècles tout l’art de la Critique Radicale semblera aussi étrange qu’une aberration de l’esprit humain comme l’astrologie.

Vous pourriez bien avoir raison au sujet de mes parenthèses5. La parenthèse est une telle caractéristique commune de la conversation (y compris de celle des enfants) que j’avais cru le lecteur capable de la faire sentir aisément à voix haute — en [1460] fait, les parenthèses visibles ou les tirets étaient des indications pour signaler que « cela devait être dit un peu plus bas et plus rapidement ». Mais j’admets entièrement que c’est en le mangeant que l’on juge un pudding, et que « ce que considère le cuisinier » ne justifie rien6. Il « n’est pas payé pour penser ».

La série de Narnia n’est pas exactement une allégorie. Je ne suis pas en train de dire : « représentons sous forme d’un conte7 la réelle histoire de ce monde ». Je dis plutôt ceci : « En supposant que le monde de Narnia existe, devinons sous quelle forme les actes de la Deuxième Personne, du Créateur, du Rédempteur et du Juge pourraient s’y produire ». Cela, vous le voyez, coïncide en partie avec l’allégorie, mais ce n’est pas tout à fait la même chose.

Je ne pense pas qu’un Touille-marais ressemble à un Hobbit. Le Hobbit est une joyeuse petite créature, satisfaite et optimiste. Si l’on devait comparer Puddleglum8 à l’un des personnages de Tolkien, je dirais de lui qu’il est « un bon Gollum ».

Merci pour toutes les gentilles choses que vous m’avez dites.

Sincèrement vôtre,

C.S. Lewis

______________

Destinataire :

Francis Anderson, qui vivait aux États-Unis, écrivit à Lewis le 12 septembre 1963. Une copie de sa lettre est conservée au Wade Center. [N.D.E.]

note 1 : Dans sa lettre, Anderson écrivait : « Plusieurs de mes amis partagent notre affliction à la découverte (ce qui est assez clair dans La dernière bataille) que la série ne serait pas indéfinie. Pour plusieurs d’entre nous, le Seigneur des Anneaux a consitué un substitut de second ordre (son allégorie, si jamais il y en a une, n’a pas la profondeur théologique de l’autre). (Du point de vue de l’étude biblique, c’est l’ouverture illimitée de son historicité, son manque d’eschatologie définie, qui l’empêche d’être chrétien ; et je ne vois pas non plus de rédemption de quelque sorte que ce soit. Sa rigueur morale, toutefois, est plus marquante). Mais la question continuelle est de savoir quel est le lien entre les deux œuvres ; et, de façon plus gênante, savoir lequel des deux a emprunté à l’autre. Avec tous les livres sur mes étagères qui me parlent de la façon dont l’Ancien Testament a été écrit, je suis prêt à vous excuser tous les deux d’avoir plagié une théorie qui serait votre source commune. Tolkien est-il également un admirateur de George MacDonald ? Lewis s’est-il servi de parties du Livre Rouge avant que Tolkien ne l’ait terminé ? » [N.D.E.]


note 2 : « Higher Criticism » : voir la présentation de la Critique radicale sur Wikipedia.

note 3 : Anderson : « Je trouve toute cette question fascinante et déconcertante, et elle constitue, d’une certaine façon, un cas de jurisprudence. J’étais presque tenté de les soumettre à un appareil critique
[« some critical machine »] pour voir quels résultats avérés il pourrait en ressortir. Mais je dois admettre que je suis plutôt réservé à ce sujet, et j’ai des choses plus importantes à faire. Toutefois, la question demeure. Leurs philosophies sous-jacentes sont tellement différentes ; les innombrables détails proviennent manifestement des imaginations indépendantes d’individus différents ; pourtant la similarité est là, ne serait-ce que dans la conception d’un tel monde... avec une telle diversité de créatures (un Touille-marais marsh-wiggle » : c’est une créature à forme humaine, aux airs de batracien allongé, et particulièrement pessimiste] n’est-il pas en un sens l’équivalent d’un Hobbit ?), engagées dans de telles aventures avec le même sérieux héroïque ». [N.D.E.]


note 4 : Piers Plowman [Pierre le Laboureur] (1377) est un récit médiéval de William Langland, où apparaît pour la première fois le personnage de Robin des Bois.

note 5 : Anderson avait adressé ce reproche aux Chroniques de Narnia : « De temps en temps, la fluidité du récit est interrompue par une parenthèse qui insère une phrase entière à un endroit maladroit (si je puis dire) de la syntaxe. Par exemple : « Puis (cela lui donnait chaud partout quand elle s’en souvenait après coup), elle inclinait la tête sur le côté (...) » (Le fauteuil d’argent [chap. 9]) [je reprends la traduction de Philippe Morgaut, dans l’édition Gallimard jeunesse, 2002, p. 134 ; il y a un écart avec la citation d’Anderson, il faudra que je vérifie]. Cela ne pose pas de difficulté pour le lecteur exercé ; mais pour l’auditeur, qui ne bénéficie pas des signes de parenthèses, l’effet peut être très perturbant. » [N.D.E.]


note 6 : On sent que Lewis monte doucement en pression, et qu’il commence à se payer la tête de cet américain qui ne comprend pas grand-chose : l’exemple du pudding n’est pas choisi au hasard... ;-)

note 7 : Lewis emploie ici le terme allemand « märchen ».


note 8 : La version française donne l’impression d’avoir conservé le nom original, mais elle omet un « l » : ce qui donne « Puddlegum ».

______________

Est-ce surprenant si les Collected Letters ne font pas état d’autres lettres de Lewis à Francis Anderson ? ;-)

En revanche, bien d’autres lettres abordent ces question de la critique et de l’allégorie, avec des formulations parfois même similaires (voir Irène Fernandez, C.S. Lewis – Mythe, raison ardente, Genève, Ad Solem Éditions, 2005, p. 309).

Je ne risque pas de me sentir désœuvré...

Mais la semaine approche, et les tâches quotidiennes menacent de rompre l’élan :-( Toutefois, n’étant pas un Touille-marais, je n’irai pas jusqu’à dire que cette traduction était sûrement la dernière ;-)

Publicité
Publicité
Commentaires
E
Miam-miam ! Je m'en pourlèche déjà les babines... <br /> <br /> et, par avance, merci ! :-)
D
Merci, Soslan, de m'avoir fourni une excuse pour tarder à traduire la suivante...;-)<br /> <br /> Eric, il existe (au moins) une lettre plus directement en rapport avec l'applicabilité de Tolkien [CL III, 789-790] : je tâcherai de la traduire prochainement.
E
En tout cas, merci pour la traduction de cette lettre sur l'applicabilité. :-)
S
Ne t'inquiète pas pour le rythme, il faut aussi nous laisser savourer (ce que tu as déjà traduit donne suffisamment à penser) ou de rebondir (Depuis hier, je voudrais compléter le message précédent, mais point de temps je n'ai :-().
Publicité