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Le Bois de Dendropogon
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3 février 2007

L'ombre de la conscience

            Pour aujourd’hui, j’ai choisi de traduire la première lettre que Lewis a adressée à Walter Hooper (qui s’est donc chargé depuis d’éditer sa correspondance).

Lettre à Walter Hooper, du 30 novembre 1954 [CL III, 535]

            Cher M. Hooper,

            Merci pour votre aimable lettre du 231. Je suis heureux si j’ai pu être l’instrument de l’aide que Notre Seigneur vous a apportée : dans Ses Mains presque tout instrument peut agir, aucun sinon.

            Nous devrions, je crois, nous méfier de ces états d’esprit qui tournent notre attention sur nous-mêmes. Même nos péchés ne doivent pas être considérés plus longtemps que ce qu’il faut pour les connaître et nous en repentir ; et nos vertus ou progrès (s’il y en a) constituent assurément un dangereux objet de contemplation. Lorsqu’un homme se tient à la verticale du soleil, il ne projette aucune ombre ; de même, lorsque nous serons sous le Zénith Divin, notre ombre spirituelle (c’est-à-dire notre conscience réflexive) s’évanouira. En un sens, nous ne serons presque rien : une pièce faite pour être remplie par Dieu et nos semblables bienheureux, lesquels seront réciproquement des pièces que nous contribuerons à remplir. Mais comme nous en sommes éloignés pour le moment !

            Avec tous mes bons vœux.

            Sincèrement vôtre,

            C.S. Lewis

______________

Destinataire :

            Walter Hooper (né en 1931) est l’éditeur de ces Collected Letters, et l’auteur notamment du C.S. Lewis: A Companion & Guide (1996) — dont se sont d’ailleurs inspirés Hammond & Scull pour leur somme sur Tolkien. Pour la présentation, voir CL III, 535, n. 382.

note 1 : Hooper était dans l’armée des États-Unis et il était stationné à Fort Bragg, en Caroline du Nord. Il écrivit à Lewis pour le remercier de ses livres, et pour lui dire que, bien que déjà chrétien lorsqu’il les avait lus, ils lui avaient rendu la foi claire. [N.D.E.]

______________

            C.S. Lewis renverse la conception traditionnelle sur la conscience réflexive [consciousness of self] : loin d’être la faculté reine de l’esprit humain, elle est appelée à disparaître. La prise de recul que prône la sagesse pour que l’homme accède à une authentique maîtrise de soi n’est qu’une ombre portée. En se retournant sur elle-même, la conscience se fait de l’ombre.

            Il faut toutefois éviter d’exagérer cette thèse : Lewis ne condamne pas la conscience réflexive en tant que telle. C’est son usage prolongé et complaisant qui est à proscrire. Cette faculté a son rôle à jouer (Lewis n’invite ni à l’aveuglement sur soi, ni à l’absence de réflexion) ; elle s’évanouira simplement lorsqu’elle n’aura plus de raison d’être.

            Le risque pernicieux que présente l’habitude de s’examiner est régulièrement souligné dans les œuvres de Lewis, à commencer par les Screwtape Letters (1942) où un démon adresse ses conseils à un novice dans l’art de corrompre un être humain :

            « Concentre son attention sur sa vie intérieure. Il pense que sa conversion est quelque chose qui s’est fait au-dedans de lui. Actuellement, il est donc surtout préoccupé de ses dispositions d’esprit ou plutôt de ce que tu lui permets d’en apercevoir. Encourage-le dans cette voie. (...) Amène-le au point où il pourra faire son examen de conscience pendant une bonne heure sans découvrir un seul des faits qui sautent aux yeux de quiconque a vécu sous le même toit ou travaillé dans le même bureau que lui. »

C. S. Lewis, Tactique du diable [= Screwtape Letters], chap. iii
(Bâle, Éditions Brunnen Verlag, 1980, trad. fr. d’É. Huser, p. 15)

            Si « le moi est haïssable », pour reprendre Pascal (Pensées, Br. 455, L 597), la personne ne l’est pas. Mais ce n’est pas à elle de s’aimer. Autrement dit, le « je », en tant que sujet, ne doit pas se prendre pour objet (« moi ») d’amour.

            Le moi a à être aimé, mais pas par lui (ni — comme le montre Lewis tout au long des Quatre amours — de n’importe quelle façon).

            Le changement d’ordre chez Pascal se retrouve dans cette lettre de Lewis : il s’agit de préparer le passage de la pensée (la conscience) à l’amour qui se donne comme plénitude. Au modèle de la vue (qui implique la distance) se substitue celui du lieu à habiter. L’ombre disparaîtra, au profit de la pièce libre : libre d’être emplie de l’amour de l’Autre. Il ne s’agit donc pas simplement de devenir invisible à soi-même pour mieux voir les autres : il faut surtout leur faire une place, occultée pour l’instant par l’ombre de la considération de soi. En d’autres termes, arrêter de nous occuper de nous (conscience réflexive) pour que les autres puissent nous occuper.

            Cette interdépendance des pièces conduit à l’organisme vivant. Lewis s’inscrit dans le prolongement de l’image paulinienne des membres d’un même corps (voir notamment 1 Co 6 et 12).

            L’ombre spirituelle de la conscience est ce repli sur soi, qui se détourne de la lumière pour se regarder. Pour Lewis, se complaire à se penser soi-même, c’est se rendre aveugle à ce que l’on est appelé à devenir. La connaissance de soi ne doit pas tomber dans un enfermement obscur. Screwtape, le démon chevronné, avait bien compris le principe, et met en garde son apprenti contre les projets de l’Ennemi (c’est-à-dire Dieu) :

            « Je sais que l’Ennemi cherche, lui aussi, à détacher les hommes d’eux-mêmes. Mais il le fait à sa manière. rappelle-toi toujours qu’il aime sincèrement cette affreuse vermine et qu’il attache une importance exagérée à l’individualité de chacun. Quand il leur dit de renoncer à eux-mêmes, il ne veut que les amener à démordre de leurs prétentions égoïstes et volontaires. Une fois qu’ils ont fait cela, il leur rend véritablement toute leur personnalité et se vante (à juste titre, je le crains) que quand ils sont tout entiers à lui, ils sont aussi pleinement eux-mêmes. Ainsi, tout en se réjouissant de les voir sacrifier même leurs désirs les plus innocents à sa volonté, il déteste les voir perdre leur individualité pour quelque raison que ce soit. »

C. S. Lewis, Tactique du diable, chap. xiii, p. 46

Une dernière remarque, en guise de clin d’œil : Walter Hooper a lui-même édité la lettre où C.S. Lewis lui parle de la conscience réflexive. Les jeux de miroirs ne sont donc pas tous néfastes, bien au contraire... ;-)

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