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Le Bois de Dendropogon
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25 septembre 2006

Forêt de caves

L’image de la chambre secrète au cœur de la forêt-labyrinthe peut se démultiplier pour donner lieu à un labyrinthe de caves :

« Si la maison du rêveur est située dans la ville, il n’est pas rare que le rêve est de dominer, par la profondeur, les caves environnantes. Sa demeure veut les souterrains des châteaux-forts de la légende où de mystérieux chemins faisaient communiquer par-dessous toute enceinte, tout rempart, tout fossé, le centre du château avec la forêt lointaine. Quelle puissance pour une simple maison d’être bâtie sur une touffe de souterrains ! »

Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, chap. I, § 5
(Paris, PUF, Quadrige, 2001, p. 37)

Les caves-labyrinthes forment un réseau inextricable de galeries, comme autant de racines à la fois creuses et creusantes. On a alors affaire à une végétation susceptible de s’étendre indéfiniment sous terre.

Mais l’image peut s’inverser : la forêt de caves sous la maison laisse alors la place à la maison de caves sous la forêt.

La demeure de Mr Blaireau, dans Le Vent dans les saules de Kenneth Grahame, en offre un bel aperçu.

« (...) Mr Blaireau alluma une lanterne et fit signe à Mr Taupe de le suivre. Après avoir traversé le vestibule, ils s’engagèrent le long d’un grand couloir (...). Un autre passage coupait le couloir à angle droit, et menait à un autre, qui offrait le même spectacle. Tous ces volumes, tout cet espace, toutes ces ramifications, Mr Taupe n’en croyait pas ses yeux. Au bout de ces sombres corridors, il y avait, pour les chambres à provisions, des voûtes en maçonnerie avec des piliers, des arches et un dallage. »

K. Grahame, Le Vent dans les saules, chap. IV
(éd. Phébus, 2006, trad. fr. de G. Joulié, p. 73)

Mr Blaireau habite un immense réseau de chambres et de galeries sous la Forêt sauvage, où il offre l’hospitalité à ses amis égarés.

Or, l’inversion de l’image ne se contente pas d’être architecturale : elle en modifie le rêve. Il ne s’agit plus d’un rêve de domination, mais de retraite. La maison de caves tourne le dos au pouvoir, ou plutôt a pour seul pouvoir d’échapper aux pouvoirs indésirables.

« On ne trouve ailleurs que sous terre la paix, la sécurité et la tranquillité. Et si l’on se sent à l’étroit et qu’on veuille étendre son territoire, eh bien, il suffit de creuser et de racler et hop, le tour est joué. » (Ibid., p. 72)

Cette fois-ci, les caves-labyrinthes sont un refuge. Le monde de la surface est celui du pouvoir, où l’on s’affaire sans cesse.

La force de Grahame est d’avoir poursuivi la torsion de l’image sur elle-même : la Forêt sauvage a poussé sur l’emplacement d’une ancienne ville.

« Il y a très longtemps, à l’endroit où la Forêt sauvage ondoie au vent, avant même qu’elle ait pris racine et commencé de croître pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui, s’étendait une ville — une ville pleine de gens. (...) C’étaient des gens riches et puissants et de grands constructeurs. Ils bâtissaient solidement, car ils s’imaginaient que leur cité durerait à jamais » (Ibid., p. 74).

On retrouve l’image première du rêve de domination urbaine par le truchement des caves.

Pourquoi ces hommes puissants sont-ils partis ?, Mr Blaireau n’en sait rien — comme la plupart des animaux, les affaires humaines l’intéressent peu.

Mais il connaît la suite de l’histoire :

« Cela se dégrada peu à peu jusqu’à ce que tout fût en ruine, puis les ruines elles-mêmes disparurent. Ensuite la tendance se renversa, tout se remit à croître. Les graines se changèrent en arbrisseaux et les arbrisseaux devinrent des arbres, les arbres formèrent une forêt, et les ronces et les fougères rampantes envahirent tout. (...) La Forêt sauvage est très peuplée à présent » (Ibid., p. 74-75).

Ainsi la maison de caves souterraines de Mr Blaireau était-elle jadis une ville, désormais ensevelie sous la Forêt. C’est la vengeance de la Nature, tellement habituée à subir le contraire : la Forêt a repris le dessus sur la Ville, dans tous les sens du terme.

Ce jeu de miroirs ne s’achève pas là non plus, car les saisons s’en mêlent. En effet, Mr Rat et Mr Taupe ont trouvé refuge chez Blaireau en plein hiver, alors que la tempête de neige menaçait.

Le lendemain matin, Mr Loutre, parti à leur recherche, leur décrit le paysage à la surface :

« (...) je suis venu directement à travers la Forêt sauvage et sous la neige. (...) À mesure qu’on s’enfonçait dans le silence, on entendait de temps en temps des masses de neige dégringoler des branches, et soudain patatras ! Pendant la nuit la neige avait creusé des cavernes, fait pousser, comme surgissant de nulle part, des châteaux, des ponts, des terrasses et des remparts. » (Ibid., p. 70)

Revient, presque littéralement, le rêve de domination des caves décrit par Bachelard ; mais, cette fois-ci, il se déploie au cœur de la Forêt sauvage, fantôme de ville à la puissance mystérieuse. Elle reconstitue ses propres caves de pouvoir, étant donné que les caves souterraines ont été neutralisées par la retraite de Mr Blaireau, où il hiberne.

Mais c’est ce dernier qui conserve, en définitive, le pouvoir d’aller où il veut, à sa guise :

« Mes corridors vont encore plus loin que vous ne pensez et j’ai mes sorties privées jusqu’à la lisière du bois, mais je ne tiens pas à ce que tout le monde le sache » (Ibid., p. 76).

Il a la capacité de contrecarrer les caves-labyrinthes de neige de la Forêt grâce à son propre réseau de caves souterraines.

Même si son indépendance forcenée le fait fuir toute domination (qu’elle soit subie ou exercée), ce cher Mr Blaireau n’échappe donc pas à la séduction qu’offre le pouvoir du secret.

Bachelard et Grahame, à leur manière, ont fait de la cave le cœur de la forêt-labyrinthe, qui s’étage autant qu’elle s’étend.

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Commentaires
F
C’est une approche assez complexe : ramifications, embranchements, sous divisions des espèces végétales en rameaux de fortune, fourches caudines et drageons de bois tendre qui maintenant quitte la lumière du jour et s’enfonce dans la terre. J’avoue que je n’ai pas trouvé l’épine d’or sale de votre royaume sinueux et antique, cette pointe éclairante qui serait le sésame pour lire les ombres du monde qui est le votre. Mais je gage qu’elle ne doit pas être dans la meule de foin, fruit de la platitude paysanne mais plutôt dans un fagot de branchages recourbés comme les bois d’un cerf. Je suis promeneur, lecteur de paysages, imagineur de strates superposées comme des cartes aux signes mystérieux de matières et de chimères, révélés une à une par un hibou savant en redingote de feuilles.
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